La Guyane, terre d'aventures

Anne-Marie Javouhet, « La Mère Javouhet »

Anne-Marie JavouhetAu départ, c’est une mission de colonisation qui est confiée, en 1827,  à Anne-Marie Javouhet, par André-Jean de Clouzol, alors Pair de France et Ministre de la Marine.  Anne-Marie Javouhet est la fondatrice de la Congrégation des Sœurs de Cluny, elle venait de rentrer d’une mission au Sénégal, où elle avait mis en place, dans un village, une organisation de développement efficace et durable. Anne-Marie Javouhet a alors quarante-huit ans. Déjà, en 1817, elle avait envoyé quatre religieuses à l’ile Bourbon (île de La Réunion) pour y ouvrir des écoles, puis elle eut l’idée de recruter, comme sœurs converses, des « religieuses négresses ». C’est ainsi que les autorités religieuses, qui déjà n’appréciaient pas les initiatives de la Mère, les nommaient, avec mépris.

Anne-Marie Javouhet débarque à Cayenne le 10 août 1828. Elle a avec elle 98 personnes, dont 36 sœurs, 34 paysans, 12 ouvriers-artisans et 11 enfants. La supérieure est accompagnée de son frère Pierre, qui s’occupera des cultures, et de son neveu Louis, qui s’occupera des constructions. Elle se rend aussitôt sur la Mana, afin de rejoindre les quelques familles jurassiennes qui s’y sont installées (implantation dite de la « Nouvelle Angoulême »). Le gouverneur de la Guyane met 50 esclaves à sa disposition (25 hommes et 25 femmes). Les colons qui accompagnent Anne-Marie Javouhet, ont signé un contrat de 3 ans, leur assurant le logement et la nourriture, ainsi qu’un pécule de 300 à 500 francs, selon leur spécialité, payable à la fin du séjour. Ils ont la possibilité de renouveler ce contrat, ou de s’établir à leur compte sur une concession qui leur serait attribuée gratuitement, ou encore de se faire rapatrier aux frais de l’Etat.

Pour aider la Supérieure, le gouvernement lui avait accordé des subventions durant les deux premières années. Quand elles cessèrent, la communauté se trouva dans une situation fort précaire et, pour faire face  à ses échéances, elle dut faire appel à la solidarité des sœurs des Antilles.

 L’administration locale, en l’occurrence le Conseil Colonial de la Guyane, loin d’apporter son secours à l’œuvre entreprise sur la Mana, entretenait sournoisement la démoralisation des colons. Lorsque prit fin leur séjour, trois seulement restèrent sur place, quelques uns s’établirent à Port Saint-Joseph, futur bourg de Mana, mais la plupart rentrèrent en France.

Heureusement, la « Mère Javouhet » comme on l’appelait désormais, avait racheté la liberté d’une trentaine d’esclaves qui étaient venus se mettre sous sa protection, et les cultures purent reprendre malgré tout. Lorsque le gouverneur Jubelin vint lui rendre visite « d’inspection » en 1832 ; la Mère put lui montrer 26 hectares en culture et 42 autres défrichés, un moulin à broyer la canne à sucre ainsi qu’une distillerie.

La Mère n’en oublie pas pour autant d’autres malheureux : les lépreux. Depuis le 6 janvier 1823, les lépreux cantonnés jusque là dans l’îlet, avaient été transférés à l’île du salut, infestée par les rats. Alertée par cette détresse, la Mère se rend sur l’île et passe deux jours à panser les blessures de ces êtres condamnés à finir leur vie comme des relégués. De retour à Mana, elle sollicita du gouverneur que ces lépreux lui fussent confiés. Elle fonda alors une léproserie sur les bords de l’Acarouany.

Mais la Mère doit également faire face à plusieurs « tracasseries » administratives. Elle doit rentrer en France en 1883 pour régler un sérieux différent avec le nouvel évêque d’Autun, sur le territoire duquel est implantée la congrégation des Sœurs de Cluny. Ce prélat « Nouvelle tendance Charles X », sacré évêque à trente deux ans, imbu de son titre et de son nom, Marquis Bénigne Urbain Jean-Marie De Trousset d’Héricourt, ne voit pas du tout d’un bon œil ce dévouement auprès de ces pauvres si peu chrétiens, noirs de surcroit,  et veut faire rentrer dans le rang cette sœur un peu trop libre. Pourtant Louis-Philippe, lui-même, avait qualifié la Mère de « Grand homme ». La Mère résista, et reçu l’appui de Robert de La Mennais, rendu célèbre par son Essai sur l’indifférence en matière de religion. On commençait, tout juste, en métropole à s’intéresser à la condition des noirs. En 1815, des lois avaient été adoptées interdisant la traite. Mais si l’esclavage était « presque aboli », leur affranchissement posait de sérieux problèmes au gouvernement « Comment rendre brutalement la liberté à des êtres non préparés à la vie de citoyen ». L’attentisme du gouvernement arrangeait bien le Conseil Colonial de la Guyane qui se garda bien de prendre le parti de la Mère, résolument engagée pour l’émancipation des esclaves. Les membres du Conseil, tous anciens propriétaires d’esclaves, imaginèrent une solution : renvoyer tous les anciens esclaves en Afrique ! Le gouverneur de la Guyane, plus pondéré (ou cyniquement pragmatique) déclara « Il faut confier à la Mère Javouhet tous les noirs de ce pays, en instance de libération, et les fixer sur place ». Une mission parlementaire fut confiée à Alphonse de Lamartine. Son rapport d’enquête se termine par ces mots : « Les essais de colonisation dirigés par Madame Javouhet, sous les auspices du Gouvernement en 1828, attestent par leur succès de l’efficacité du système de cette femme supérieure et l’empire qu’elle a su prendre, par la seule influence de son caractère et de son esprit de bienveillance, sur les noirs confiés à sa direction ».

L’Amiral Duperré, Ministre des Colonies, devait alors conclure : « qu’il convenait de substituer à la contrainte d’une administration inapte à la tâche de formation morale, et d’ailleurs incompétente en la matière, un régime bienveillant qui créât l’esprit de famille, adoucit les mœurs et l’intelligence, grâce au puissant levier de l’éducation chrétienne et par l’exemple des éducateurs chrétiens eux-mêmes ». Le 18 septembre 1835, Louis Philippe signait l’arrêté, et le 26 décembre la Mère réceptionnait 50 esclaves envoyés par le gouvernement Jubelin, en attendant les 500 candidats à la libération qui étaient prévus. Si pour le Gouvernement « Il s’agit d’éduquer ces récents libérés pour les transformer en bons citoyens, leur faire entrevoir l’aurore de la civilisation après des siècles passés dans les ténèbres de la vie sauvage », pour la Mère il en va autrement, elle œuvre résolument pour l’émancipation des anciens esclaves, avec certes un souci d’éducation (c’est le principe de la Congrégation) mais avant tout en considérant les noirs avec justice, dignité et équité ce qui était loin d’aller de soi, dans le contexte de l’époque.

Le calvaire de la Mère Javouhet

L’hostilité que manifestait le Conseil Colonial de la Guyane se trouva encore aggravée par un différent opposant la religieuse aux deux abbés exerçant leur ministère à Mana. Les deux prêtres, les abbés Lagrange et Lafond, n’admettaient pas que ce soit à une religieuse (une femme de surcroit) que soit confiée une telle entreprise de mise en valeur de la Mana et la responsabilité de la prise en charge des anciens esclaves. Ils se plaignirent auprès de l’abbé Guillet,  préfet apostolique de la Guyane, qui menaça  la Mère d’être privée de sacrements si elle continuait à faire preuve d’insubordination et en référa à l’évêque d’Autun (sur l’évêché duquel était installée la Congrégation de Cluny) qui la somma de modifier les statuts de la Congrégation en vue de réduire définitivement toute autonomie.

Sur le refus de l’intéressée, le préfet apostolique met ses menaces à exécution, mais la Mère est inflexible et poursuit son travail. Elle crée un asile qui accueille une centaine d’enfants noirs, on y attend 500 orphelins en cours de formation dans les écoles de la Congrégation en France métropolitaine et 300 petits Guyanais que la Supérieure se propose de racheter. Le dossier passe entre les mains de monsieur Saint Hilaire, directeur des colonies, puis de son successeur Galos, qui ne voit pas l’utilité « de dépenser 2500 francs pour l’éducation de petits nègres »,  puis finalement atterrit auprès du Conseil Colonial de la Guyane, qui, évidemment,  s’empresse de classer le dossier sans suite.

Privée de tout soutien, et continuellement tracassée par les autorités coloniales, la Mère se résout, la mort dans l’âme, à rentrer en métropole après avoir une dernière fois veillé à l’organisation de la communauté de la Mana. Rien ne lui sera épargné ! Ultime affront : alors qu’il est de tradition de se confesser et de communier avant un long voyage par mer (on est encore à l’époque de la « marine en bois » et les risques de naufrage ne sont pas une légende), ces deux sacrements lui sont refusés à son embarquement à Cayenne !

En métropole les idées défendues par la « Mère des Noirs » progressent. La loi de juillet 1845, signée par Louis Philippe, modifient entièrement le régime de l’esclavage, depuis le droit à l’instruction élémentaire (élémentaire seulement, il faudra attendre plusieurs années pour que les descendants d’esclaves accèdent aux études supérieures et à l’université, parcours que racontera bien des années plus tard Aimé Césaire), la possibilité d’hériter, l’amélioration de la nourriture et les conditions de travail.

Le 1er janvier 1847, Mana devenait « bourg libre », et le premier acte de ses habitants émancipés fut de voter une motion en souvenir de leur bienfaitrice. Grâce à la persévérance obstinée de Victor Schoelcher, sous-secrétaire à la Marine, furent pris les décrets des 4 mars et 27 avril 1848, abolissant l’esclavage sur l’ensemble des dépendances françaises.

La Mère Javouhet est décédée le 15 juillet 1851, une semaine après la mort de monseigneur d’Héricourt, ce qui fit dire à cette sainte femme si généreuse, mais pas pour autant dépourvue d’ironie et d’esprit ; « Ce bon Monseigneur est passé avant moi. C’était bien juste, à tout seigneur, tout honneur… ».

 

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