Carte du contesté franco-brésilienHenri Coudreau

Le contesté franco-brésilien

La Guyane s'ouvre à l'Amapá : cet Etat de la fédération brésilienne est le territoire avec lequel la France partage sa plus longue frontière terrestre : 730 km. Mais cette frontière, sur l'Oyapock, fut longtemps contestée et seulement fixée définitivement en 1900 : les Français revendiquaient en effet la souveraineté sur le territoire entre Oyapock et Amazone. Leur échec allait provoquer une longue ignorance, voire une crainte des Guyanais envers leur grand voisin brésilien encore sensible aujourd'hui.

Chassés du Maranhão par les Portugais en 1615, les Français s'établissaient en Guyane, dans une zone dévolue aux Espagnols par le pape lors du traité de Tordesillas en 1494, mais négligée par ceux-ci qui préféraient conquérir le Pérou et le Mexique, plus prometteurs. Les Portugais s'étaient eux fixés dans la zone qui leur avait été attribuée : le Brésil jusqu’à l'est de l'embouchure de l'Amazone, puis avaient créé à l'ouest dès 1637 la compagnie du Cap Nord (l'actuel Amapá) dont la souveraineté s'étendait jusqu'à l'Oyapock, limite du peuplement français. Louis XIV décida alors que l'Amazone devait aussi lui appartenir. En 1713 le traité d'Utrecht qui mettait fin à la guerre de succession d'Espagne établit dans son article 8 la limite officielle entre les possessions française et portugaise : le fleuve "Japoc" dénommé aussi "Vincent Pinçon" ; il reconnaissait aussi la souveraineté portugaise sur le Cap Nord et interdisait l'entrée de l'Amazone aux navires venant de Guyane française. Le problème est que ce fleuve “Japoc” ne fut pas localisé avec précision : pour les Portugais c'était l'Oyapock pour d'évidentes raisons phonétiques (en fait japoc signifie fleuve en waiãpi) et parce que la possession du Cap Nord leur était reconnue, pour les Français c'était l'Araguari, un fleuve se jetant au nord de l'estuaire de l'Amazone. Au nom de cette interprétation les Français en position de force contraignirent les Portugais à reconnaître la frontière de l'Araguari lors des traités de Badajoz en 1801 puis d’Amiens en 1802, mais quand le régent du Portugal se réfugia au Brésil pour fuir son pays envahi par les troupes napoléoniennes, il fit occuper de 1809 à 1817 la Guyane française par les troupes portugaises, en représailles mais aussi pour faire annuler ce dernier traité).

Après la chute de Napoléon Ier, les Portugais consentirent lors du Traité de Vienne à restituer la Guyane aux Français à condition que l'Oyapock fût reconnu comme la frontière qui avait été définie à Utrecht. A peine le Brésil obtint-il son indépendance en 1822 que les Français au nom du traité d'Amiens, pourtant caduc, réclamèrent la souveraineté sur le territoire entre Oyapock et Araguari, en fait une vaste étendue de savanes et de forêts pratiquement dépeuplée. En butte à des problèmes internes le Brésil accepta la neutralisation du territoire contesté dans l'attente de négociations futures : officiellement il était démilitarisé et n’appartenait à personne. Les pourparlers finalement eurent lieu en 1855, mais ils avortèrent du fait de l'intransigeance de Napoléon III qui refusa une concession brésilienne : le partage du Contesté en deux. Le règlement fut remis à plus tard, et le territoire nouvellement neutralisé.

Profitant de l'absence officielle d'autorités politiques, de nombreux aventuriers français et brésiliens s'établirent alors dans la région, de même que des esclaves brésiliens en fuite, puis des orpailleurs créoles suite à la découverte par le guyanais Clément Tamba d’un important gisement aurifère dans la région. C'est dans ce contexte que fut créée la République de Counani.

En 1895 une milice brésilienne menée par le fameux Cabral fit prisonnier le représentant des Français à Mapá. Un détachement militaire envoyé par le gouverneur de la Guyane Charvein vint alors le délivrer ; le combat fit une quarantaine de morts, dont le chef du détachement français et plusieurs civils brésiliens. Un monument au cimetière de Cayenne rappelle cet épisode qui provoqua une intense émotion en Guyane. Devant le scandale international la France accepta la proposition brésilienne d'un arbitrage suisse (donc neutre !) pour régler définitivement le problème du territoire contesté.

Nantis d'une abondante documentation, contrairement aux Français pourtant représentés par le grand géographe Vidal de La Blache, les Brésiliens menés par le diplomate Rio Branco s'efforcèrent de démontrer que le fleuve "Japoc ou Vincent Pinçon" matérialisant la frontière définie au traité d'Utrecht était bien l'Oyapock et non l'Araguari. Et, en décembre 1900, le Président suisse Walter Hauser attribua au Brésil la quasi-totalité du territoire contesté, qui fut alors incorporé à l'Etat du Pará. Il en fut détaché en 1943 pour constituer avec la rive gauche de l’Amazone. Le Territoire fédéral d'Amapá, qui devint Etat fédéré à part entière en 1988.

Complètement ignoré de la France, ce problème du territoire contesté franco-brésilien eût de fâcheuses répercussions en Guyane, et l'on peut affirmer qu'il est le responsable de la longue indifférence, voire de la méfiance qui caractérisa longtemps les relations guyano-brésiliennes, au contraire des chaleureuses relations qui perdurent entre la France et le Brésil.

Les Guyanais, s'estimant délaissés par la France, soupçonnèrent longtemps le Brésil de vouloir s'accaparer la Guyane, comme il le fit en 1809, s'appuyant comme argument sur la "conquête" du territoire contesté qui n'était pour eux que les prémices d'une conquête de la Guyane toute entière.

En vérité, contrairement à la légende le Brésil ne revendiqua jamais la Guyane française, qui avait au départ été attribuée aux Espagnols à Tordesillas (v. plus haut), et qui ne l'intéressait pas stratégiquement car elle ne comportait pas d'affluent de l'Amazone. Il tenait en revanche à ce que fût reconnu l'Oyapock comme frontière, car le traité d'Utrecht avait bien établi l'ancien Cap Nord (le territoire contesté par les Français) comme étant sous souveraineté portugaise, et il lui fallait écarter le plus possible ces derniers des bouches de l'Amazone. Pour le Brésil donc l'attribution du territoire contesté n'était pas une conquête mais la stricte application d’un traité signé par la France. Il est vrai que cette dernière malgré ses revendications et les écrits enthousiastes de l'explorateur Coudreau ne manifesta jamais un grand intérêt pour la région : elle n'arrivait déjà pas à maîtriser la Guyane !

Autre rumeur qui trouve son origine dans le problème du Contesté : l'intégration de la Guyane à l'intérieur des frontières du Brésil dans les cartes de ce pays, reprise encore récemment dans certains ouvrages (Mouren-Lascaux) et revues (Géo de décembre 2001).

Ces cartes n'ont jamais existé. Qu'elles soient scolaires, politiques ou surtout militaires, toutes ont à cœur depuis 1900 de soigneusement respecter la frontière avec la Guyane. Cette légende vient certainement du fait qu'à l'époque du Contesté les cartes françaises distinguaient bel et bien ce territoire, qui en fait ne fut officiellement français que de 1801 à 1809, du reste de la Guyane française, alors que la cartographie brésilienne malgré la neutralisation officielle le considérait comme partie intégrante de l'Etat du Pará. Il y a donc probablement eu, dans l'imaginaire guyanais, une confusion entre un territoire contesté considéré guyanais et la Guyane proprement dite, alors même que cet épisode fut ensuite occulté dans la mémoire collective du fait d’une humiliation largement due à l’impéritie française.

Pour les Brésiliens, si l'Amapá est un Etat grandement ignoré, pour ne pas dire méprisé, la victoire diplomatique de 1900 eut un grand retentissement. Au milieu d'une série de réajustements à son avantage des frontières amazoniennes avec les pays voisins par la même voie diplomatique, elle leur montrait que le Brésil pouvait pacifiquement et systématiquement triompher quand des litiges territoriaux l'opposaient aux grandes puissances coloniales de l'époque : France, Pays-Bas et Grande-Bretagne. Et les livres d'histoire brésiliens ne manquent pas effectivement de rappeler ces hauts faits d'arme qui jamais ne firent couler le sang.

Un roman récent vient d'ailleurs de leur rappeler cet épisode : José Sarney, romancier connu, ancien président de la République du Brésil (1985 à 1990) et actuel président du Sénat où il représente justement l'Amapá, raconte de façon très lyrique dans Saraminda (publié en français par les éditions de la Table Ronde) une histoire d'amour et d'or située dans le territoire contesté juste avant l'incorporation au Brésil. L’un des héros en est d’ailleurs Clément Tamba, un orpailleur guyanais cité plus haut et ayant réellement existé.

Si l'épopée de Jean Galmot et celle plus controversée de Papillon firent l'objet de romans et de films, l'histoire du Contesté et de la République de Counani attendent encore leur Blaise Cendrars ou leur Steve MacQueen. Mais peut-être que cette histoire réveille encore trop de craintes et de rancœurs, alors que les nouvelles relations avec l'Amapá devraient nous inciter à mieux regarder ce voisin qui ne demande qu'à nous rencontrer après un long siècle d'indifférence.

On consultera avec profit sur ce sujet le livre d'Emmanuel Lézy Guyane, de l'autre côté des images (L'Harmattan), l'article d'Andrée Loncan sur Le rideau de l'Amazone  dans la Grande Encyclopédie de la Caraïbe, éditions Sanoli, ainsi que les mémoires de maîtrise de Richard Touchet et Tancrède du Réau qui sont conservés aux Archives départementales.

Stéphane GRANGER
Professeur d'histoire - géographie - collège Eugène-Nonnon - Cayenne

 

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