Jean-Marcel HURAULT

Cartographe et ethnologue de la Guyane du XXe siècle

Né le 30 août 1917, ingénieur géographe en chef à l'Institut géographique national (IGN), fondé par son père, le général Louis Hurault, Jean-Marcel Hurault a marqué la géographie tropicale par la diversité de ses recherches et l'originalité de sa démarche. Avec quelques autres, il a su développer la branche de la géographie que l'on nomme désormais anthropo-géographie.
Il n'a cessé, de 1946 à 2003, d'exercer sa carrière de géographe avant tout sur le terrain. Le Cameroun et la Guyane française constituaient ses espaces de prédilection. A ce titre, Jean-Marcel Hurault s'est particulièrement investi dans le destin des Amérindiens de la Guyane française,
Chercheur solitaire, il s'était ouvert très tôt à un large éventail de disciplines, de l'anthropologie culturelle en passant par la démographie historique, et même l'art, ce dont témoignent ses clichés photographiques et ses travaux sur l'esthétique des Noirs Marrons.

 


Dresser la carte de la Guyane

Sa mission officielle en Guyane fut de dresser la carte définitive de ce département, ce qu’il va entreprendre entre 1947 et 1962. L’intérieur de la Guyane restait, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, imparfaitement cartographié et l’on se basait encore à l’époque sur la carte d’Henri Coudreau réalisée à la fin du XIXe siècle.
Reprenant les données des cartes parues jusqu’alors, il est frappé par le rôle symbolique qu’y jouent les montagnes. Dans le texte  Montagnes mythiques : Les Tumuc Humac , paru dans Les Cahiers d’Outre-mer, Hurault dénonce cette tradition, héritée de Strabon à considérer systématiquement les montagnes comme des frontières naturelles :
«  Les cartes anciennes comportent une grave erreur dans la représentation des montagnes, due à une conception erronée de leur genèse et de leur place dans les paysages géographiques. La continuité des chaînes de montagnes était un des dogmes de l’antiquité classique. On se représentait que les montagnes structuraient le globe terrestre comme le squelette soutient le corps humain. Cette idée a été exprimée en 1754 par Elie Bertrand « Ces montagnes servent à affermir la terre par des rochers dont elles sont composées ». La même conception est exprimée par l’Encyclopédie (1765) : « Les naturalistes doivent regarder les montagnes sur le globe, comme l’anatomiste regarde les côtes et les os dans la charpente du corps de l’animal ». Les chaînes de montagnes sont également assimilées aux vaisseaux sanguins et au système nerveux. Philippe Buache dans son mémoire de 1752 a défini la notion de bassin fluvial, il affirmait que « Toute ligne de partage des eaux est nécessairement une chaîne de montagnes ».

La légende des Tumuc-Humac

« Ces présomptions appliquées à la Guyane, ont été admises jusqu’à une époque toute récente, et expliquent en grande partie la légende des Tumuc Humac. Ce toponyme a été déplacé le long de chaînes de montagnes imaginaires qui avaient été arbitrairement dessinées, dès les premières cartes générales, bien avant de recevoir quelque dénomination.
L’origine de ce toponyme a été élucidée par Gabriel Marcel dans son étude L’apparition cartographique des Tumuc-Humac, parue dans le Journal de la Société des Américanistes (t. II, 1898). Il provient de la mission de délimitation entre les Guyanes espagnole et portugaise (Venezuela et Brésil actuels) qui eut lieu en 1758 sous la direction de José Solano. Un mont « Tumunucuraque » fut relevé… dans l’aire intrefluve entre les sources du Rio Branco et de l’Essequibo ( Esquivo).
La carte de Bonne (1770) porte une « Sierra des Tumuraque » localisée entre le Haut Branco et le Haut Essequibo. Cette carte conserve le légendaire lac Parimé. Elle est affectée, comme la carte de Sanson d’Abbeville, d’une erreur considérable étendant vers l’ouest les possessions françaises. Cette distorsion portait sur le cours de l’Approuague : selon le cartographe, ce fleuve aurait pris sa source dans un lac qu’il prolonge jusqu’à la longitude du Maroni. Les bassins des cours d’eau du Suriname étaient réduits à des superficies dérisoires, comme d’ailleurs celui du Maroni.
L’Atlas des colonies (1863) contient une carte remarquable de la Guyane française par le lieutenant de vaisseau Vidal fondée, pour la première fois, sur des levés assez corrects des principales rivières et ne comportant plus d’erreurs en latitude. Mais tandis que l’auteur les avait représentées avec le souci de la plus grande exactitude, il n’a pas hésité à figurer de façon fantaisiste les grandes chaînes de montagnes qu’on supposait exister entre les différents bassins. Vidal écrit « Tumuc-Humac » en deux mots. Cette graphie devait être adoptée par Crevaux (1877) et Coudreau (1887-1889). Il est probable qu’au début de leurs voyages ces explorateurs ne disposaient que des reproductions de la carte Vidal.
Dans les années 1860, la cartographie de ces reliefs mythiques restait d’ailleurs aussi fantaisiste que celle du XVIIIe siècle, tant par leur graphies que par la figuration : dans l’Atlas publié en 1868 par Belin « à l’usage des établissements d’instruction publique », les « Monts de la Parimé » séparent du Brésil les Guyanes vénézuélienne, anglaise et française (p.64), tandis que les « Monts Tumucumaque » forment les limites des Guyanes française et hollandaise avec le Brésil (p.70) ».

Henri Coudreau et les Tumuc-Humac

« Inconnu, et pour cause, des Amérindiens de Guyane, ce nom des Tumuc-Humac fascina les voyageurs européens. La chaîne, que Crevaux prétendait avoir traversée, devint le symbole même du mystérieux et de l’inaccessible. Prenant la relève de l’Eldorado, elle agit comme un aimant, attirant les explorateurs et aussi les illuminés [Hurault fait allusion aux affaires Maufrais (1950) et Mainguy(1970), deux aventuriers qui se sont perdus dans la forêt et y sont décédés], à la recherche de la gloire.
Plus que tout autre, Coudreau était hanté par la légende. Cette chaîne de montagnes, dont on ne connaissait rien qu’un nom étrange, lui paraissait un objectif digne d’un grand explorateur. […] Mais à l’exception du pic d’Amana, il n’eut à franchir que des collines banales, qu’il s’efforçait de transformer en montagnes. Il ajouta 150m d’altitude aux collines du Haut Oyapock. Il dessinait des paysages en les amplifiant, en leur donnant un aspect majestueux et grandiose qu’ils n’ont à aucun degré.
Coudreau meubla de chaînes et de massifs imaginaires le sud de la Guyane. Sa Carte des Tumuc-Humac fut publiée par la Société de Géographie en 1893. On peut dire qu’il donna corps à la légende.

Dans son ouvrage Chez nos Indiens, quatre années dans la Guyane française, il affirme avoir fait la jonction entre le Haut Marouini et le pic d’Amapa. Mais la carte de Coudreau offre une si étrange configuration de la Guyane méridionale que son invraisemblance aurait dû sauter aux yeux des géographes. Les deux petits massifs collinaires du haut Marouini et du Haut Oyapock étaient amplifiés au point de se rejoindre, alors qu’ils sont séparés par plus de 100 km de forêt déserte ».

 

Les corrections apportées par l’IGN

« Dès le début de mes travaux en Guyane (1947-1948), j’avais constaté que la chaîne des Tumuc-Humac n’existait pas. A plusieurs reprises j’ai demandé la suppression de ce toponyme. En 1957, M. le Directeur Armand Rumeau a décidé la suppression sur les cartes IGN de la dénomination « Tumuc Humac », y compris la carte à 1 : 1 000 000e. Malheureusement cette suppression n’avait pu être étendue à la carte à 1 : 1 000 000e éditée au Brésil où, du côté brésilien, figurait toujours la « Sierra de Tumucumaque ». Cela suffisait à entretenir la légende. En Guyane française, certains regrettaient les Tumuc-Humac qui se vendaient mieux que la Guyane véritable ».
Entre 1948 et 1965, Jean-Marcel Hurault est chargé de délimiter la frontière sud, entre la Guyane et le Brésil, dans le bassin du Maroni.

 

L’ethnologue

Au moment où il se voit confier sa première mission en Guyane, le Territoire de l’Inini, possède depuis 1930 un statut particulier. Il s’agit en fait d’un monde loin de tout, isolé, comme à part. Quant aux populations qui y vivent, elles sont pour ainsi dire oubliées du monde.
Les Boni sont  en stagnation démographique et les Amérindiens en voie d’extinction, lente certes, mais à première vue inexorable. Telle est la situation que découvre Jean-Marcel Hurault en 1947. L’indispensable survie de ces peuples deviendra pour lui un combat.
Dans un premier temps, Jean-Marcel Hurault s’intéressa aux populations de l’intérieur rencontrées lors de ses missions géographiques. Il travailla tour à tour avec les Créoles, les Saramaka, les Wayapi, les Boni (Aluku), les Wayana puis enfin les Emerillon (Teko). De nombreux membres de ces tribus collaborèrent à ses expéditions comme guides, piroguiers et layonneurs. C'est ce contexte particulier de vie partagée en forêt qui permit vraiment l’essor de sa vocation d'ethnographe. On ne peut ainsi séparer son oeuvre sur les Wayana de celle sur les Noirs Marrons, tant les équipes des missions géographiques étaient mixtes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des ouvrages les plus consultés de Hurault, publié en 1965, s’intitule La vie matérielle des Noirs réfugiés Boni et des Indiens Wayana du Haut Maroni (Guyane française) : agriculture, économie, habitat. Dans le cas particulier de ses travaux sur les Wayana, les Boni ont joué un rôle très particulier car ils étaient à l’époque les seuls à connaître la langue wayana. De son côté, Jean-Marcel Hurault parlait la langue aluku, ne connaissant que des éléments pratiques de la langue wayana.
Son intérêt pour la persistance des cultures amérindiennes l'amena aussi à s’intéresser aux Galibi (Kali’na) et aux Arawak (Lokono). Des textes, des correspondances restés dans ses archives et n’ayant pas fait l’objet d’une publication, montrent qu’il s’intéressait tout particulièrement aux peuples de langue karib.
Dans le cadre de ses recherches sur les Amérindiens et les Noirs Marrons de Guyane, Jean-Marcel Hurault fut très vite amené à constater que de nombreux documents, soit dormaient dans les Archives coloniales, soit avaient uniquement été publiés en néerlandais ou en anglais. Ses recherches sur ces archives menées dès 1950, devaient déboucher en 1972 sur la publication de Français et Indiens en Guyane. Toujours dans les années 50, grâce à des financements de l’Institut Géographique National, il entreprend de faire éditer les traductions de plusieurs travaux de recherche. La traduction et la publication en français de trois ouvrages de Claudius Henricus de Goeje : De Oayana Indianen, (1941) ; Neolitische Indianen in Suriname, (1943) et Philosophy, Initiation and Myths of Indians of Guiana and Adjacent Countries, (1943) furent menées à bien.
Equipé de sa caméra, il ramènera de ses voyages des images essentielles à la compréhension des peuples de la forêt guyanaise : Les Amérindiens et les descendants d'esclaves que l'on appelle "Les Noirs Marrons".
A 86 ans, il évoquera ses souvenirs, en regardant des images qu'il a filmées, dans un film de Geneviève Wiels Dessine-moi une frontière.
Ses nombreuses photographies des Indiens Wayana et Wayampi prises au cours de ses missions sont rassemblées dans un album Indiens de Guyane Wayana et Wayampi de la forêt, avec les commentaires de deux ethnologues, Françoise Grenand et Pierre Grenand.
Jean-Marcel Hurault est décédé le 6 septembre 2005.